Dans le cadre d’une série d’interviews de décideurs sur les priorités stratégiques des entreprises et leurs enjeux de transformation dans un contexte incertain, Fabien Gillen, Vice President HR au sein de Nexans, témoigne des transformations en cours dans le groupe industriel et l’importance de l’intelligence collective.
Fort d’une expérience de plus de 120 ans, Nexans est un des leaders mondiaux dans la conception et la fabrication de systèmes de câbles, d’accessoires et de services liés, avec quatre grands domaines d’activité : production et transmission d’énergie, distribution, usages et industrie, ainsi que des solutions associées. Ce groupe français d’envergure internationale compte aujourd’hui plus de 28 000 collaborateurs dans 41 pays.
Comment identifiez-vous et évaluez-vous les enjeux majeurs auxquels Nexans doit faire face dans un contexte incertain ?
F.G. Chez Nexans, nos fondamentaux, c’est d’abord une vision stratégique claire. Quelle est la raison d’être de l’entreprise ? En quoi avons-nous un rôle à jouer dans notre champ industriel et en tant qu’employeur de référence ?
Cette réflexion stratégique amorcée en 2018 avec la nomination de Christopher Guérin, CEO du groupe, a permis de déterminer quel était le sens et la raison d’être de l’entreprise. Dès lors, nous avons entamé depuis 2021 notre pleine transformation. Il s’agit d’un véritable tournant de son histoire, puisque nous recentrons notre stratégie autour de nos activités historiques, notre ADN : les câbles d’infrastructures.
En ce qui concerne nos principaux enjeux, je dirais que nous en avons deux à court terme :
- Premièrement, mener à terme et réussir notre feuille de route stratégique actuelle qui arrive à échéance en 2024, à la fois sur les cessions d’activités, pour faire en sorte que celles qui vont quitter le groupe soient bien accompagnées par les nouveaux investisseurs, et sur la bonne intégration des activités en cours d’acquisition.
- Le deuxième enjeu lié à notre transformation est de continuer à mobiliser nos équipes à travers le monde et de les engager autour du modèle « E3 » qu’on a mis en place ces dernières années. C’est donc un enjeu culturel de faire adhérer l’ensemble des équipes sur des valeurs communes d’entreprise, sur les principes de management et de leadership communs, de manière à avoir vraiment une cohésion d’ensemble, et, que l’on soit au Chili, en Suède, en Turquie, en Australie ou en Chine, de reconnaître Nexans comme acteur économique et culture d’entreprise de manière significative.
À partir de là, il y a un enjeu de communication, pour partager cette vision stratégique avec les partenaires sociaux, les équipes et les parties prenantes du marché.
La confiance de l’équipe vient, de mon point de vue, de la clarté et de la transparence de la vision stratégique, associées à une mise en œuvre opérationnelle qui permet à chacun à la fois d’adhérer à cette ambition collective et d’y contribuer individuellement.
Le socle de valeurs qui anime l’entreprise est l’un des ferments principaux pour faire adhérer au projet et donner envie de s’investir. La raison d’être de Nexans est assez extraordinaire, puisqu’on est un des acteurs majeurs au niveau international pour concrétiser la transition énergétique, faire en sorte que les réseaux d’infrastructures soient suffisamment solides pour alimenter chacune des activités vitales (électricité, communications, chauffage…) et changer totalement les conditions de vie.
- On a donc un rôle majeur pour faire en sorte d’aider les opérateurs d’infrastructures à être suffisamment bien équipés. Cette raison d’être est extrêmement puissante, particulièrement dans ce monde qui est en train d’évoluer avec l’électrification de la mobilité, la réduction des énergies fossiles, le changement climatique qui nous impacte tous maintenant… Nexans s’est positionné très vite sur ce rôle majeur à jouer, et on veut le jouer pleinement.
- Le deuxième enjeu majeur, c’est de fédérer toute l’entreprise, ses activités et la façon de les exercer autour de cette raison d’être. Comment fait-on en sorte que les forces vives de l’entreprise se projettent, adhèrent au projet et agissent d’une certaine manière au quotidien pour le rendre opérationnel ? Cette question touche directement à la culture de l’entreprise, au modèle managérial, au modèle de leadership.
Quels sont les facteurs de changement qui impactent le plus aujourd’hui votre métier et comment les abordez-vous ?
F.G. Il y a d’abord les facteurs exogènes, comme les grandes évolutions sur le long terme, qui influent sur l’activité de Nexans et indirectement sur son organisation :
⬜ De manière plus précise, le monde fait face à un besoin d’énergie croissant qui crée une demande soutenue à laquelle les acteurs du secteur de l’énergie doivent répondre. Nous sommes ainsi sollicités pour fournir les produits et services indispensables au marché.
Les infrastructures installées après-guerre, malgré la qualité des produits fournis, au bout de 60 ans ont besoin d’être renouvelées, et cela permet aussi d’intégrer de nouvelles technologies et de renforcer les réseaux en les rendant plus intelligents.
⬜ Depuis un certain nombre d’années, le groupe (à travers son dirigeant Christopher Guérin) a anticipé le fait qu’on aurait des tensions d’approvisionnement sur certaines matière premières et en particulier le cuivre…
Cela veut dire que la course aux volumes n’a pas de sens quand on est restreint par l’accès à la ressource, notamment les ressources en cuivre. Il convient donc davantage d’essayer de cibler de manière efficiente des partenariats stratégiques avec nos clients, avec les marchés sur lesquels on veut se positionner, plutôt que faire une course aux volumes qui est souvent dilutive et facteur de désorganisation au sein de nos entités.
⬜ Les déséquilibres géopolitiques font également partie des facteurs externes et viennent déstabiliser les sources d’approvisionnement. Personne, par exemple, n’avait prédit la guerre en Ukraine. Or, nous sommes extrêmement concernés puisque nous avons de plus de 2 000 collaborateurs vivant en Ukraine sur la partie ouest, heureusement un peu plus préservée par rapport par rapport au conflit.
Donc effectivement, ce sont des choses qui viennent perturber la vie de l’entreprise et qui obligent à s’adapter très vite, trouver des solutions très pragmatiques, ce qui a été le cas quand on a été confronté à ce début de conflit.
En résumé, réduction de complexité, choix de partenaires stratégiques, et plus globalement simplification de nos organisations et de notre offre aux clients sont aujourd’hui des fondamentaux constitutifs du succès de l’entreprise que nous connaissons depuis 2018.
Existe-il d’autres facteurs exogènes qui vous poussent à vous transformer ?
F.G. On parle beaucoup aujourd’hui de « permacrise », de « polycrise », avec des crises de formes différentes, qui se succèdent à un rythme extrêmement important et qui nécessitent pour les entreprises de faire preuve d’agilité pour pouvoir à la fois anticiper, s’adapter, corriger la trajectoire…
⬜ La période de Covid a été, malheureusement, un excellent exercice d’adaptation qu’il a fallu déployer dans l’ensemble de l’entreprise.
⬜ L’urgence climatique nous oblige à repenser notre avenir et notre rôle en tant que citoyens et acteurs économiques face aux évolutions et à la surconsommation des ressources. Elle nous invite à réfléchir sur notre impact et à agir de manière responsable pour éviter des catastrophes futures, en transformant nos modèles économiques afin de garantir la viabilité de la planète pour les générations à venir. Cette réflexion est cruciale pour redéfinir le rôle des entreprises et de leurs acteurs dans cette transition.
⬜ La digitalisation et l’intelligence artificielle jouent un rôle important dans l’évolution des modèles technologiques, mais la fabrication de câbles n’a pas connu de rupture technologique majeure depuis des années. Les usines, dotées d’une forte expertise et de savoir-faire métier, continuent de progresser pour réduire leur empreinte environnementale et basculent dans un modèle d’usine 4.0. L’intelligence artificielle est maintenant une nouvelle fenêtre d’opportunités que nous devons saisir, en particulier pour les fonctions commerciales et dites de support aux opérations.
Face à l’incertitude, privilégiez-vous l’innovation et la transformation de votre business model ou un retour aux fondamentaux dans l’industrie ?
F.G. C’est probablement un chemin intermédiaire !
L’inspiration du groupe Nexans vient de son histoire et de ses racines qui remontent aux premières sociétés de fabrication du câble (Câble Lyon, Câble Lens), regroupées ensuite au sein de la CGE puis Alcatel. Avec 34 segments d’activité différents, les défis étaient multiples pour maintenir notre leadership technologique et commercial.
Face au risque de dilution de nos investissements du fait de « pure players » parfois plus puissants que nous sur certains segments de marché, nous avons choisi de nous recentrer sur notre ADN : l’électrification (câbles d’infrastructures). Cela nous garantit de concentrer toutes nos ressources humaines et financières dans ce domaine pour innover et développer un leadership de marché le plus large possible.
Néanmoins, notre modèle opérationnel et managérial aujourd’hui et l’ambition que nous avons, s’inscrivent pleinement dans la modernité en tenant compte du contexte VUCA dans lequel nous évoluons.
Comment faites-vous pour rendre l’entreprise assez agile et capable de s’adapter rapidement, tout en conservant son ADN et ses valeurs ?
F.G. D’abord, nous avons une organisation relativement légère, avec 4 niveaux de management : le groupe, 4 business groups, 24 business units, et des sites. Cela favorise une proximité d’échanges avec nos équipes terrain. 75 % de la population de Nexans sont des collaborateurs qui sont sur le terrain, qui fabriquent et livrent du câble pour fournir nos clients. Cette proximité du terrain nous permet d’être très attentifs aux opportunités d’actions qui se présentent.
En effet, l’expérimentation, l’écoute, la prise de décision sur le terrain, la capacité à prendre des initiatives et des décisions rapides, au plus proche de là où se passent les choses, nous permettent d’être plus agiles.
Et c’est cette culture que l’on pousse de plus en plus. Nous avons d’ailleurs développé un modèle de management qu’on appelle « E3 », basé sur trois piliers :
- une performance économique suffisante pour développer l’entreprise,
- une véritable ambition environnementale avec des engagements à échéance 2030-2050,
- un engagement des salariés sans lequel on ne peut pas délivrer un service de qualité aux clients ou développer des innovations.
Auriez-vous une illustration concrète de ces innovations issues du terrain ?
F.G. On prend souvent une innovation qui nous tient beaucoup à cœur, qu’on appelle le « MOBIWAY ». C’est un enrouleur qui a été conçu par des opérateurs de notre usine d’Autun, en constatant que lorsqu’un installateur tire sur une bobine de câble pour pouvoir procéder à l’installation, le fait d’avoir un dévidoir stable et ergonomique, qui permette plus facilement de faire ces opérations durant plusieurs heures, facilite la vie de l’installateur, améliore les conditions et l’efficacité de son travail.
Notre dernière enquête d’opinion annuelle atteste d’une progression significative sur la plupart de établissements grâce à l’attention portée par nos équipes de management au dialogue social avec les équipes de terrain. Bien sûr, nous avons encore à progresser dans de nombreux domaines.
Est-ce par cette confiance et la responsabilisation des équipes que vous vous assurez du passage de la vision stratégique à l’exécution opérationnelle ?
F.G. Absolument. A la fois, ça part d’en haut en termes de gouvernance, de transparence, de vision stratégique et de partage avec les différents acteurs. Et puis, très opérationnellement, pourquoi faire à un autre niveau, de manière moins adaptée, moins efficace, ce qu’on peut faire directement quand on est proche du terrain, proche du client, proche du produit ? C’est véritablement important pour nous de valoriser ces prises d’initiatives.
Toutes nos entités les plus performantes dans le groupe ont toujours ce souci de mettre en avant l’acteur qui sait et qui fait.
Plus généralement, on voit que l’intelligence collective d’un groupe d’hommes et de femmes qui sont portés par une même vision, un même projet et les mêmes valeurs, est beaucoup plus puissante qu’une démarche strictement top down qui serait plutôt contraignante et faite dans un contexte plus resserré.
Dans ce contexte de changement permanent, quelles stratégies, quels accompagnements avez-vous mis en place pour soutenir vos équipes ?
F.G. Il y a plusieurs initiatives structurelles.
- La première, c’est la sécurité. La sécurité sur le poste de travail fait partie des fondamentaux, avec un accompagnement axé sur le comportement et la prise de conscience de ce qu’est un environnement de travail sécurisant. Cela permet en même temps de renforcer le dialogue entre les équipes et les managers car c’est une occasion pour ces derniers de développer l’écoute, l’attention à apporter aux collaborateurs et l’échange quotidien.
- Le deuxième axe, c’est justement de favoriser le feedback, l’amélioration continue et les retours du terrain. Pour cela, on a un certain nombre d’événements comme des Comités collaboratifs ou des Employee Forums qui permettent de remonter des irritants, des opportunités d’amélioration qui nourrissent le dialogue par des boucles itératives pour s’améliorer.
Des enquêtes d’opinion internes nous permettent de mesurer la perception de la qualité de formation, de communication, d’échanges, de capacité à évoluer dans l’entreprise.
Côté management, comment vous assurez-vous que vos équipes sont alignées avec les nouvelles priorités stratégiques de l’entreprise ?
F.G. Vis-à-vis de l’accompagnement des managers, ce qui est important, c’est d’avoir des mécanismes de fixation des objectifs, de valorisation de la performance, de reconnaissance et de rémunération associée, qui soient en cohérence à la fois avec le modèle managérial et de leadership du groupe, ses enjeux stratégiques, ses valeurs…
Dans cette transformation culturelle, c’est important d’embarquer tout le monde. De faire en sorte qu’entre l’objectif et la manière d’atteindre l’objectif, on ait une convergence très forte. Chacun doit pouvoir reconnaître l’identité de Nexans en voyant de manière concrète des mécanismes de prise de position, de décision, de communication, qui sont en cohérence avec l’ambition du groupe.
Ce passage de la vision à l’exécution par l’alignement et l’engagement se rapproche de la méthode des OKR. Vous en êtes-vous inspirés ?
F.G. Oui dans l’esprit, il y a une volonté de pouvoir assurer la cohérence autour de l’ensemble de nos objectifs de manière coordonnée.
En essayant de casser les silos, en développant plus d’agilité, on fait en sorte que, dans les objectifs donnés aux équipes, on ait les mêmes priorités, dans le respect de valeurs et de règles éthiques communes.
💡 Livre blanc « La méthode OKR : de la vision à l’exécution de vos stratégies »
Selon vous, quelles sont les principales clés de succès d’une transformation réussie de l’organisation ?
F.G. Je pense que la base d’une transformation réussie, c’est une vision stratégique claire, la transparence de communication et la capacité à faire adhérer à un projet commun. Partager les vrais enjeux, pourquoi on fait les choses, comment on souhaite les faire et avoir cette capacité d’adhésion sur le sens.
Une fois que le sens est clair, chacun peut mettre toute son énergie, tout son talent à disposition du collectif.
Ensuite, il y a bien sûr toute la partie technique de l’accompagnement : bien outiller les équipes, donner de la confiance… il faut que les collaborateurs se sentent en capacité de bien faire leur métier et d’être reconnu pour cela.
Propos recueillis en avril 2024 par Cyrille Chaudoit, Cofondateur de TalenCo, en préparation de notre livre blanc sur les leviers de transformation des entreprises dans l’incertitude. Un grand merci à Fabien pour son témoignage !
Renault, Safran, Keolis, TechnipFMC… Téléchargez nos exemples de transformations réussies dans l’industrie ! 👇