Dans le cadre d’une série d’interviews de décideurs sur les priorités stratégiques des entreprises et leurs enjeux de transformation dans un contexte d’incertitude, Vincent Gillet, Secrétaire Général Adjoint du Groupe AFNOR, témoigne des transformations en cours dans l’organisation et des impacts du digital et de l’intelligence artificielle.
L’Association Française de Normalisation AFNOR et ses filiales constituent un groupe international au service de l’intérêt général et du développement durable avec 37 implantations dans le monde et 68 000 clients accompagnés par un réseau de 3 000 auditeurs et évaluateurs et plus de 1 000 collaborateurs. Ses 4 domaines de compétences couvrent la normalisation, l’information, la certification et la formation.
Comment identifiez-vous et évaluez-vous les enjeux majeurs auxquels AFNOR doit faire face dans un contexte incertain ?
V.G. Ce sont des moyens assez classiques :
- le premier, c’est sans doute l’écoute des clients, l’évolution de leurs besoins qui nous guident beaucoup sur les enjeux ;
- bien évidemment, tout ce qui est actualité générale et en particulier en matière d’évolution technologique, parce que ce sont des éléments extrêmement importants ;
- enfin, c’est le fait d’être pleinement intégré dans notre écosystème : tout ce qui concerne la connexion avec les organisations sectorielles, la veille concurrentielle, la participation à un certain nombre d’instances, etc. nous aide à bien identifier les enjeux qui vont s’appliquer plus directement à notre profession.
Parmi ces enjeux, quels sont ceux que vous auriez identifiés à l’aide de cet écosystème et que vous avez décidé de prioriser ?
V.G. Les enjeux principaux aujourd’hui, c’est :
- tout d’abord les évolutions technologiques qui sont assez majeures : elles ont un impact à la fois sur la chaîne de création de valeur vis-à-vis de nos clients, sur les démarches d’innovation, et éventuellement sur des ruptures de business model qui peuvent être assez significatives sur certaines activités et qui ont aussi une incidence très directe sur l’évolution des compétences ;
- on est dans une activité qui repose essentiellement sur des prestations de service intellectuelles, donc les compétences des collaborateurs sont clés et c’est un véritable défi d’essayer de maintenir cette adéquation entre les niveaux d’expertise et des compétences que nous avons avec l’évolution des technologies qui se cumulent en plus à une évolution de besoins clients.
On intervient sur beaucoup de sujets : qualité, environnement, RSE, carbone, sobriété hydrique…
L’évolution des compétences est clé à la fois sur l’évolution des besoins et demandes clients et pour suivre l’évolution technologique.
Selon vous, quels sont les enjeux les plus urgents, les plus prioritaires à traiter ou qui impactent le plus les évolutions de votre métier ?
V.G. Aujourd’hui, essentiellement ce sont les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle…
C’est la transformation numérique en général qui nous impacte fortement. On a à la fois un impact sur les processus métiers, sur les processus back-office, sur la façon dont on crée de la valeur pour les clients…
Mais on voit qu’on a aussi un impact sur tout ce qui est relation avec les clients, les activités commerciales, marketing et la façon dont on peut interagir avec nos clients, qui sont directement concernés par ces évolutions technologiques.
Donc je pense que la transformation numérique est l’enjeu que je mets de loin en premier et qui embarque bien sûr tout ce qu’on a pu voir arriver ces derniers mois sur l’intelligence artificielle.
Face à l’incertitude, privilégiez-vous l’innovation et la transformation de votre business model ou un retour aux fondamentaux des services ?
V.G. J’ai envie de dire c’est les deux à la fois, c’est-à-dire qu’on a besoin de rester fidèle à des fondamentaux métiers qui constituent une partie importante de notre raison d’être, de la valeur qu’on apporte à nos clients…
En même temps la façon de mettre en œuvre ces métiers, la façon d’apporter cette création de valeur aux clients, on est obligé de la faire évoluer avec des démarches d’innovation et de transformation de plus en plus rapides.
On a tous vécu des événements importants avec les périodes de confinement liées à l’épidémie Covid-19, qui nous ont amenés, surtout dans des activités de service, à faire des bascules assez rapides de mouvements qui étaient déjà engagés depuis des années.
Là, en quelques mois, on a sans doute gagné des années d’apprentissage et de montée en compétence !
A l’AFNOR, on a eu une crise supplémentaire qui est venue se rajouter en 2021 : une cyberattaque de grande ampleur, qui nous a amenés aussi à faire un double apprentissage, à la fois d’intégrer encore plus de numérique (paradoxalement par rapport à cette cyberattaque), mais également de renforcer nos systèmes.
Nous avons aussi dû apprendre à travailler en mode dégradé pour faire en sorte de toujours maîtriser nos activités alors qu’on a un système d’information qui est quasiment par terre.
Notre transformation a été sensiblement accélérée par cette double crise – confinement et cyberattaque – qui nous a permis de progresser très vite.
Aujourd’hui, nous avons pris un rythme d’évolution qui est sans commune mesure avec ce qu’on avait pu connaître avant 2020 sur l’ensemble de ces sujets, tirés par un contexte externe qui est de plus en plus rapide.
Cette digitalisation à marche forcée vous a-t-elle aidé à développer plus d’agilité et de capacité d’adaptation rapide ?
V.G. Je pense en effet que ça nous a aidé à développer beaucoup plus d’agilité et de réactivité.
Il y avait bien sûr beaucoup de choses qui étaient mises en œuvre. Nous avions réfléchi à des plans de continuité d’activité et beaucoup d’autres choses, mais la mise en situation réelle permet quand même de faire des progrès assez significatifs et rapides.
C’est passer de la théorie à la pratique !
Auriez-vous un exemple concret de transformation en cours qui viendrait bouleverser la structure, l’organisation ou l’état d’esprit des équipes ?
V.G. Il y a un sujet que j’ai déjà évoqué, c’est l’intelligence artificielle.
On est en train d’intégrer un peu d’intelligence artificielle dans différentes activités. C’est un peu à la mode aujourd’hui, toutes les entreprises disent qu’elles intègrent de l’intelligence artificielle, c’est assez naturel.
Que ce soit sur nos activités de formation, d’édition, d’évaluation, d’audit, d’élaboration de référentiels, etc. on voit bien toute la puissance que peut apporter l’intelligence artificielle.
L’intelligence artificielle peut avoir un impact à la fois sur l’ensemble de nos métiers vis-à-vis de nos clients, et sur les processus internes.
En effet, nous avons une vraie problématique de copyright, de sécurisation des données. On ne veut pas utiliser ces technologies n’importe comment, dans n’importe quel cadre. Il y a donc forcément une implication managériale, ça fait partie d’un des axes de notre feuille de route stratégique.
On l’accompagne aujourd’hui sur différents plans, à la fois de la formation, de l’expérimentation en interne qui soit sécurisée et avec une implication managériale dans toutes les entités du groupe (orientées clients ou back-office).
Comment ces grandes transformations chez AFNOR – en particulier l’intelligence artificielle – impactent-elles la ligne managériale ?
V.G. Le fait que l’IA soit un des axes de la stratégie du groupe, c’est déjà une composante importante. Ça nécessite aussi de la formation, comprendre ce qu’est l’intelligence artificielle, comprendre à quoi ça peut servir, comprendre quels sont les mécanismes qui sont derrière, ne serait-ce que pour rassurer, pour encourager l’ensemble des équipes à pouvoir s’offrir des terrains d’expérimentation sécurisés.
Le but, c’est plutôt de rassurer et d’accompagner, il ne faut surtout pas faire peur puisqu’on sait qu’en plus de cela, l’arrivée de ce type de technologie peut faire peur, peut créer de l’insécurité au niveau d’un certain nombre d’équipes.
Donc l’équipe managériale est clé. On a formé aujourd’hui plus de cinquante managers à l’intelligence artificielle : comprendre d’où ça vient, comment ça fonctionne, quels sont les bénéfices éventuels et quelques cas d’école sur des usages dans des métiers proches des nôtres.
Les équipes utiliseront probablement l’IA… mais le sujet est balbutiant ! Comment réussir à projeter les managers dans leur rôle de demain ?
V.G. C’est évident qu’on est sur un sujet qui bouge continuellement. D’ailleurs, ce qu’on a déployé en formation il y a deux ou trois mois, ne sera sans doute plus valable ou aura évolué dans quelques semaines. Donc il faut se poser la question du maintien à jour des compétences et des connaissances sur le sujet.
Je pense que face à ce mouvement autour de l’intelligence artificielle, tout le monde a envie de se connecter, d’aller tester, de voir comment ça fonctionne, etc.
On a plutôt intérêt à encourager et à cadrer l’expérimentation, à faire des POC (proof of concept), à créer des univers sécurisés, plutôt qu’à essayer de le limiter à un nombre trop restreint de personnes. Cela risquerait d’encourager une utilisation dans un cadre non maîtrisé avec un risque de perdre des données, de s’exposer à des risques beaucoup plus importants.
C’est pour ça que cette initiative autour de l’intelligence artificielle est suivie et communiquée à tous.
On a ouvert des plateformes sécurisées pour pouvoir tester, pour expérimenter tout en ne s’exposant pas trop vis-à-vis de l’extérieur. On a mis en place quelques moyens dédiés et une charte de bon usage : ce qu’on peut faire, ce qu’il vaut mieux éviter de faire, ce que l’on peut faire dans un cadre plutôt sécurisé, interne, avec des outils du marché mais pour lesquels on a eu un cadrage bien spécifique…
On a aussi mis en place des équipes transverses avec un pilotage assez clair des chantiers, qui rassemblent des compétences de différents métiers, différentes composantes du groupe et qui aujourd’hui réfléchissent à des POC ou essaient d’accélérer des projets collectifs déjà initiés depuis quelques années en mettant en commun leurs compétences.
Plus généralement, comment réussissez-vous à passer de la vision stratégique à son exécution plus opérationnelle dans l’organisation ?
V.G. Ce n’est pas si facile ! C’est un véritable défi de passer de la vision à une exécution qui soit alignée. Je ne suis pas sûr qu’on ait une recette magique, mais déjà, il faut essayer de communiquer clairement sur ce que l’on veut faire, là où on veut aller de façon ciblée. Il n’est pas question de communiquer forcément une stratégie dans son ensemble, mais au moins d’être focalisé.
On a essayé de définir un certain nombre de chantiers dans le cadre de notre feuille de route stratégique, avec un cadencement au trimestre, c’est-à-dire qu’on préfère avancer avec des petits pas rapides, mais pouvoir avoir des réalisations concrètes, capitalisées et ensuite repartir sur de nouvelles actions.
Donc notre logique, c’est plutôt d’avoir des cadres projets sur des chantiers avec un pilote clairement désigné, une équipe transverse et un jalonnement au trimestre qui nous permet d’avancer rapidement, et surtout un suivi au niveau du comité exécutif qui nous permet de rectifier si jamais on s’écarte un peu de la cible, ou au contraire de faire évoluer la cible si on s’aperçoit qu’on avait fait fausse route dès le départ.
Ces cycles trimestriels pour déployer votre stratégie sont-ils inspirés de la méthode des OKR (Objectives & Key Results) ?
V.G. Ce n’est pas totalement des OKR, mais quelques-unes de nos entités ont été acculturées à la méthode OKR, avec TalenCo d’ailleurs. Effectivement, on s’inspire un peu de cette méthodologie en se disant qu’on a besoin de se fixer des objectifs et d’avancer avec un rythme beaucoup plus soutenu, et on s’aperçoit qu’on obtient de meilleurs résultats en fonctionnant comme ça.
On a essayé des exercices stratégiques où on était plutôt sur de la planification pluriannuelle… en fait on a du mal à avancer !
Le rythme trimestriel nous paraît donc bien, ça permet de mener des actions de fond – mais de ne pas être complètement endormi par ces actions de fond pluriannuelles – et d’avoir des résultats délivrables au trimestre. Cela permet de donner des signaux d’avancement et de progrès dans la démarche qui sont beaucoup plus impactants pour l’ensemble de nos équipes.
Face à tous ces changements, avez-vous mis en place une stratégie spécifique pour l’accompagnement de vos équipes ?
V.G. La communication qui est faite sur notre feuille de route stratégique permet déjà de montrer qu’il y a un cap, une prise en compte des enjeux et qu’il y a des solutions qui sont envisagées.
Je pense que la formation des managers est clé pour accompagner les équipes. D’ailleurs, nous avons beaucoup d’animations de formations managers assez régulières sur différents sujets.
Nous avons mis en place des challenges avec de « l’incentive » pour essayer de motiver les équipes, pour les inciter à s’investir dans un certain nombre d’actions.
L’idée c’est de rassurer. Le cadrage projet et puis la formation de l’équipe managériale jouent un rôle important, tout comme la visibilité qui est donnée par le comité exécutif sur la direction sur laquelle on va, sur les grands chantiers, sur les objectifs que l’on poursuit.
Tout cela repose sur beaucoup de communication interne vis-à-vis de tout le monde !
Comment vous assurez-vous que les équipes soient bien alignées avec les priorités stratégiques ?
V.G. Donner un cadre rassurant, communiquer régulièrement et s’appuyer sur la ligne managériale permet de s’assurer de l’implication des équipes. Mais il est également très important de donner aux équipes la liberté d’expérimenter, de mener des pilotes, des POC (proof of concept).
On promeut aussi le fait d’accepter l’échec dans une logique d’apprentissage collectif ; c’est important pour nous d’apprendre. Nous sommes sur des sujets nouveaux sur lesquels le retour d’expérience n’est pas forcément significatif.
Donc, il faut tester, apprendre et puis accepter que de temps en temps, ça ne fonctionne pas et s’inspirer de ses échecs pour comprendre ce qu’on peut faire de mieux.
Bien sûr, tout cela repose sur une montée en compétences. Que ce soit sur la technologie ou sur les sujets d’expertise sur lesquels on est amené à intervenir vis-à-vis de nos clients, la montée en compétences est clé à tous les niveaux, notamment dans une entreprise de service.
C’est pourquoi nous consacrons des ressources importantes sur ces questions de montée en compétence et d’apprentissage.
Avez-vous mis en place un dispositif spécifique ou innovant pour accompagner la montée en compétences des équipes ?
V.G. On a testé des programmes spécifiques liés à des familles d’experts. Par exemple, on se dit « on a tant d’experts sur la thématique environnement, donc on a besoin de les faire monter en compétences sur les questions carbone, les questions de sobriété hydrique, les questions d’efficacité énergétique, etc. ».
On essaie de faire des veilles thématiques les plus précises possibles de façon à proposer des plans de montée en compétence pour l’ensemble de nos experts, à la fois internes et externes.
Généralement, les formations d’experts sont proposées en réactif par rapport aux demandes formulées. Désormais, nous essayons d’être plus proactifs sur des programmes qui nous permettent d’anticiper, de mieux budgéter.
Nous avons mis en place un système de détection de signaux faibles, notamment grâce à nos réseaux internes et les écosystèmes dans lesquels on est présent.
Nous avons des communautés de veille thématique qu’on expérimente aujourd’hui sur deux familles d’expertise en particulier, et on essaie d’avoir à la fois une détection de signaux et d‘anticiper l’ensemble des besoins pour planifier ces montées en compétences sur plusieurs années.
Pour vous, quelles seraient les clés d’une transformation réussie dans les entreprises de service ?
V.G. Je pense qu’il faut être clair sur là où on veut aller et expliquer pourquoi on ne peut pas rester dans la situation dans laquelle on est.
C’est à la fois les deux volets : donner envie de changer et puis montrer aussi les risques qu’on a à ne pas changer.
Je pense que l’implication de tous et la liberté d’expérimenter, de faire des pilotes, c’est clé. On ne peut pas se transformer si on ne donne pas la possibilité aux équipes d’expérimenter, de tester, de faire des choses un peu différemment.
Et bien sûr, la montée en compétence est une clé essentielle de transformation !
Selon vous, quels sont les plus grands défis à venir dans nos organisations ?
V.G. Je pense que, de loin, le changement climatique, avec tout ce qu’il implique en termes de transformation environnementale, de transformation de business model, de défis, de rupture dans les chaînes d’approvisionnement, est un des principaux challenges.
Energie, eau, carbone… les enjeux climatiques sont déjà une urgence aujourd’hui, mais je pense que ça va être un des challenges majeurs à relever pour l’ensemble des organisations dans les années qui viennent.
De votre point de vue, où en sont les entreprises que vous accompagnez ? Quel est leur degré de maturité sur les transformations évoquées ?
V.G. Nous avons un regard un peu faussé, parce que les organisations qu’on accompagne, par définition, sont déjà engagées et ont mis en place des démarches.
Pour les entreprises qui sont bien engagées dans la démarche, on est sur un niveau de maturité assez élevé, on est même impressionné par beaucoup d’entreprises, y compris des TPE, qui ont une maturité très étonnante sur ces sujets de transformation.
En revanche, ce qu’on peut regretter, c’est que le niveau de déploiement et d’appropriation de ces démarches reste encore faible et malheureusement très poussé par la réglementation et peu de démarches volontaires d’entreprise.
Propos recueillis en mai 2024 par Cyrille Chaudoit, Cofondateur de TalenCo, dans la perspective de notre livre blanc sur les leviers de transformation des entreprises dans l’incertitude. Un grand merci à Vincent pour sa participation !