Interview de Jean Baptiste Gouin par Lucas Jakubowicz pour le JDN (Journal du Net)
[14 mars 2016]
Depuis deux ans environ, de plus en plus d’entreprises font appel aux jeunes pour mettre à niveau leurs top managers.
Imaginez une entreprise dans laquelle des managers qui ont plusieurs années d’ancienneté suivent assidûment les leçons de salariés qui ont parfois moins d’une année d’expérience. Invraisemblable ? Pourtant cette modalité d’apprentissage existe bel et bien et séduit les entreprises. On parle de reverse mentoring.
« Cette façon d’apprendre est en plein développement depuis deux années « , témoigne Jean-Baptiste Gouin, à la tête de TalenCo, une société qui accompagne les entreprises dans leur transformation digitale en mettant notamment en place des programmes de reverse mentoring. Il est vrai que le digital change tout. Les connaissances sont de plus en plus vite obsolètes. Les cadres parfois peu au fait des nouvelles technologies doivent assimiler ces changements pour mener à bien les stratégies de croissance.
Dans ce contexte, les jeunes issus de la génération Z deviennent une source d’enseignement précieuse. « C’est un changement de paradigme important. Dans l’éducation traditionnelle, on pense toujours que le savoir réside dans l’ancienneté. Ce n’est pas le cas du reverse mentoring qui est une forme de compagnonnage inversé qui séduit de plus en plus », ajoute Jean-Baptiste Gouin.
Une organisation minutieuse…
Comme Sanofi et la SNCF, Axa fait partie des entreprises qui ont succombé aux sirènes du reverse mentoring. « Nous avons lancé un programme de ce type en juillet 2014. Notre but est de former 1 500 managers. Pour le moment 600 ont été formés. Deux grandes raisons expliquent l’adoption de cette forme d’apprentissage : le besoin de sensibiliser les dirigeants du groupe au digital et la conviction que l’intergénérationnel est la meilleure manière de fonctionner », explique Nicolas Rolland, directeur de l’innovation, de l’apprentissage et de la culture chez Axa.
Si le reverse mentoring peut à première vue sembler enfantin et facile à mettre en place, il doit suivre certaines règles. « Nous n’avons pas le choix. L’agenda d’un top manager est précieux. Il ne peut pas perdre de temps, il a besoin de résultats immédiats. Tout doit être réglé à la minute près », reconnaît Jean-Baptiste Gouin.
La première étape est la sélection des enseignants qui ne doit pas se faire au hasard. « Nos 130 mentors sont choisis sur la base du volontariat et interviennent bénévolement. Ils sont en CDI et en CDD, même si nous comptons quelques contrats d’apprentissage. Nous avons demandé aux ressources humaines d’identifier les collaborateurs les plus aptes. Leurs CV et leur présence sur les réseaux sociaux sont par exemple examinés. Par la suite des jeunes ont pu introduire certains de leurs pairs dans le dispositif », raconte Nicolas Rolland.
« Nous considérons que le mentor doit maitriser les outils mais aussi les usages. Nous leur faisons passer des quizz, nous examinons leur compte Twitter pour un mentor Twitter par exemple. Puis nous les formons en amont. Il faut notamment être sûr que le mentor puisse bien s’exprimer face à un top manager ou un cadre dirigeant », détaille de son côté Jean-Baptiste Gouin.
Autre point important : la conception de la formation. « Nous réalisons des modules et des templates sur mesure sur des sujets comme les réseaux sociaux et la marque employeur ou l’utilisation de LinkedIn pour les commerciaux ». Ces supports serviront de trame pour le mentor qui a une certaine autonomie, mais qui ne peut pas venir les mains dans les poches », insiste le dirigeant de TalenCo.
Un des points forts du concept de reverse mentoring est l’individualisation de la formation. « Nous faisons vraiment du sur-mesure. Chaque apprenant va choisir sur quoi il souhaite développer des compétences », confirme Nicolas Rolland.
Une fois le programme et le mentor choisis, la formation peut se mettre en place à raison de cinq à dix fois une heure en face à face. Pour des raisons de concentration et d’emploi du temps, il s’agit du format horaire le plus adéquat.
… dont tout le monde sort gagnant
Le reverse mentoring serait bénéfique pour toutes les parties prenantes, qu’il s’agisse des cadres expérimentés, des jeunes mentors et de l’entreprise elle-même. D’après Nicolas Rolland, pour les jeunes enseignants, il y’a trois grands bénéfices : « Le fait d’enseigner des outils que l’on maîtrise permet tout de même de progresser dans la connaissance de ceux-ci et d’être plus performant. De plus, le jeune obtient de la visibilité auprès de cadres expérimentés. Il se constitue un réseau qui peut l’aider dans sa carrière ». Un avis partagé par Jean-Baptiste Gouin, pour qui ce dispositif permet de créer un lien transgénérationnel qui peut perdurer dans le temps. Les mentorés, quant à eux, se mettent au goût du jour de manière pratique.
Tout cela est également extrêmement avantageux pour l’entreprise qui a des cadres dirigeants au fait des enjeux et des nouvelles pratiques digitales. En tissant des liens générationnels, elle permet de créer un esprit d’équipe. La pratique du reverse mentoring permet également à l’entreprise d’économiser de l’argent. Plus besoin d’investir dans de coûteux programmes de formation. Toutefois, cet aspect économique passe derrière la plus-value pédagogique : « En aucun cas notre programme n’a été conçu dans un but d’économie pour ne pas avoir à payer de formateurs », atteste Nicolas Rolland.
Une difficile digitalisation
Le reverse mentoring a pour objectif d’aider les collaborateurs les plus âgés à maîtriser le digital. Pourtant, les experts interrogés sont unanimes : l’apprentissage doit s’effectuer en face à face plus que sur des plateformes digitales.
C’est la raison pour laquelle TalenCo ne prévoit pas de déployer des formations de reverse mentoring sur des plateformes digitalisées. « L’objectif est de toucher, de tester. Nous sommes en plein learning by doing avec un feedback immédiat. Pour cela, mieux vaut privilégier le face à face avec une personne physique », affirme Jean-Baptiste Gouin. Axa, s’inscrit dans le même objectif et cherche avant tout à développer une relation personnelle entre le mentor et le mentoré.
Cependant, les retours d’expérience de programmes de reverse mentoring ont permis à la compagnie d’assurance de développer un COOC. « Depuis janvier 2015, nous avons lancé le COOC Do you speak digital qui reprend une partie du contenu que nous avons développé dans le cadre du reverse mentoring », explique Nicolas Rolland. Toutefois, cela ne signe pas la fin du programme de reverse mentoring. L’avenir serait plutôt au mélange des genres. « Maintenant, les mentorés peuvent utiliser Do you speak digital entre deux sessions en face à face. Cela signifie que désormais, l’apprentissage s’effectue en blended learning, c’est-à-dire en mélangeant le présentiel et le distanciel ».
Et un jour, qui sait, les managers ne voudront plus quitter leurs plateformes digitalisées…