Nos interviews de décideurs sur les priorités stratégiques des entreprises et leurs enjeux de transformation dans un contexte incertain se poursuivent avec Thibaut Bayart, Président de Chronodrive et membre du conseil de gérance de l’Association familiale Mulliez (AFM).
L’AFM est un groupement d’intérêt économique porté par 900 cousins, avec l’intention partagée de créer de la valeur sur le temps long, et représentant 130 enseignes, notamment du commerce et de la grande distribution (Auchan, Décathlon, Leroy Merlin, Kiabi, Boulanger…), et d’autres secteurs comme la relation client externalisée (Foundever) ou la production d’énergies renouvelables (Voltalia). Cet écosystème propulse aussi des startups (Valiuz, Woop…) servant les intérêts collectifs des entreprises de l’écosystème Mulliez.
Comment identifiez-vous les enjeux majeurs auxquels les entreprises de la galaxie Mulliez sont confrontées dans le contexte actuel ?
T.B. Chacune de nos entreprises est autonome dans son fonctionnement, et la plupart sont déjà bien avancées dans leurs transformations et « focussées » sur les nouveaux enjeux. Je pense notamment à des entreprises comme Leroy Merlin, Décathlon…
Pour aller plus loin, en 2015, nous avons décidé d’accélérer ce que nous appelons culturellement le “faire ensemble”. Nos entreprises étaient jusque-là silotées, très autonomes les unes par rapport aux autres (fédération d’entreprises autonomes).
Nous souhaitons désormais opérer un pivot culturel pour devenir un collectif d’entreprises plateformes qui décident volontairement et librement de collaborer sur des sujets qui font sens.
Contrairement à l’image des centres commerciaux où différentes marques partagent un même parking dans lequel la circulation est fluide, dans le monde numérique, nous avons laissé d’autres acteurs nous imposer des barrières, voire des péages…
Nous avons donc décidé collectivement de libérer les énergies et de revisiter un peu notre culture pour créer des choses ensemble. Par exemple, nous fédérons tous nos efforts autour de la connaissance client. Nos entreprises de commerce génèrent beaucoup de données qui, si elles sont mises en commun, nous permettent d’avoir une plus grande connaissance client (bien sûr dans le respect des lois et des données personnelles).
En tant qu’actionnaires, nous avons décidé de financer un dispositif comme The Field (incubateur de start-up) pour aider à faire émerger de nouveaux métiers, de nouveaux actifs, à détecter les actifs qui existent dans une entreprise et qui pourraient être utilisés dans d’autres…
Par exemple, une de nos créations, fruit d’une technologie développée dans le paiement digital par Décathlon pour leurs besoins internes, a été extraite et développée pour en faire une vraie entreprise.
Grâce à ce dispositif et cette dynamique qui favorise le “faire ensemble” et à la créativité de nos équipes au sein de nos entreprises, une dizaine de projets sont sortis depuis 2015.
Parmi les grands enjeux identifiés à l’échelle de l’ensemble des entreprises de l’écosystème, quels sont ceux qui vous impactent le plus ?
T.B. Le plus grand des enjeux, c’est bien entendu l‘enjeu climatique qui nous percute de plein fouet parce notre secteur du commerce est considéré comme très polluant.
Début 2023, les actionnaires familiaux ont proposé à nos entreprises de rejouer la Convention des Entreprises pour le Climat (CEC) à l’échelle de notre écosystème.
Pendant neuf mois, le président, le directeur général, une personne concernée par le sujet ainsi qu’un administrateur dans chacune de nos entreprises, ont été invités à participer à cette « CEC AFM » dans le but de prendre conscience et se mettre en action pour développer un business model régénératif.
L’enjeu numéro 1, c’est donc de transformer nos entreprises en leur donnant une vision régénérative !
Ensuite, nous vivons dans un environnement de permacrise avec des changements permanents, avec une situation géopolitique instable, avec nos business models qui sont extrêmement challengés dans l’alimentaire, dans le prêt-à-porter, dans l’amélioration de l’habitat…
Ces métiers vivent des situations difficiles et sont appauvris par l’omnicanal, la nécessité d’investir en permanence, de se tenir à jour des évolutions technologiques, etc.
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Dans ce contexte de permacrise, privilégiez-vous le retour aux fondamentaux ou l’innovation et l’accélération des transformations ?
T.B. L’écosystème des entreprises de l’AFM est assez vaste et hétérogène, et la situation n’est pas forcément la même dans chacune de nos entreprises.
Moi qui suis un observateur actif de notre écosystème, je suis assez bluffé par la vision de Décathlon, à savoir “rendre le sport accessible au plus grand nombre”.
Ils ont fait un gros travail en profondeur sur leur impact carbone, sur la conception produit notamment. Ils ont par exemple développé de nouveaux composants et ont notamment sorti un produit éco-conçu sur la matière des combinaisons (néoprène) qui était à la base une matière complètement artificielle et plastique.
Nous avons donc une diversité de sujets, mais un enjeu global partagé autour de la nécessité, pour pouvoir continuer à exister, d’avoir un business model qui ne soit pas destructeur de la planète.
Comment réussir à se transformer de plus en plus vite tout en préservant son ADN et ses valeurs ?
T.B. On s’appuie sur son histoire. Si on n’a pas de racines, on n’est pas stable. Il y a une chose que j’observe beaucoup dans nos entreprises, c’est d’oser nommer des talents jeunes, des gens qui changent les choses.
On est un écosystème d’entreprises dans lequel, culturellement, on a beaucoup fait grandir des collaborateurs durant 10 ans, 15 ans, 20 ans, 30 ans dans la même entreprise. Je pense que maintenant, ce n’est plus forcément sain – ou même responsable – pour un parcours professionnel ou pour un collaborateur.
Pour faire de l’omnicommerce, il faut de l’omniculture !
Nous avons donc aussi un enjeu de mixité, d’aller capter des talents plus jeunes, plus internationaux, plus sensibles encore à la cause climatique.
Cela passe par les hommes et les femmes qu’on va choisir et qu’on va responsabiliser dans nos entreprises. On peut citer par exemple la nomination de Agathe Monpays à la direction générale de Leroy Merlin en septembre 2023 à l’âge de 28 ans.
Comme nos fondateurs familiaux ont su le faire, il faut savoir passer le flambeau aux générations futures et oser nommer la jeunesse, oser la diversité ! C’est une chose que je trouve activable pour toutes les entreprises.
Comment réussir à passer de la vision à l’exécution de façon fluide et à l’échelle d’un écosystème tel que Mulliez ?
T.B. C’est tout simplement en donnant de la confiance. En termes d’actionnariat, nous sommes vraiment très ancrés sur le principe de la subsidiarité selon lequel toutes les décisions doivent se prendre au plus près du terrain. Ce principe est notre terreau culturel, c’est extrêmement important.
Et puisqu’on a un écosystème d’entreprises variées et qu’on n’est pas un groupe centralisé, on donne la confiance en nommant un binôme à la tête de chacune de nos entreprises : un président et un directeur général qui sont responsabilisés sur un périmètre.
Quelles seraient les clés d’une transformation réussie de l’organisation ?
T.B. Il faut mettre l’Homme au cœur ! Les discours alarmants sur les évolutions technologiques, sur la robotique, sur l’IA et leurs conséquences sur la disparition des métiers, la destruction des emplois, ne sont pas très constructifs.
Pour moi, la réussite d’une transformation passe par l’humain au cœur, par la technologie intégrée et, pour des entreprises qui ont un temps long, par une vraie vision et un impact positif.
Ce modèle est extrêmement ambitieux et difficile pour les entreprises qui se sont créées sur des modèles de commerce, mais ces critères sont devenus indispensables.
Quelles sont les compétences de demain à préparer dès aujourd’hui ?
T.B. L’ouverture sur le monde, la curiosité, les partenariats, penser l’entreprise différemment, être curieux en permanence.
C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles je prône beaucoup de diversité, des parcours multi-entreprises, de rester curieux, ouvert, agile, et, même si c’est difficile, de challenger en permanence ses expériences clients, rester proche du terrain et de ses collaborateurs.
Pour terminer, quels seraient vos conseils à destination des dirigeants pour réussir leur transformation ?
Créer un collectif (réunir une équipe)
Embaucher meilleur que soi
Garder une posture de leader plutôt que manager
Propos recueillis en juillet 2024 par Cyrille Chaudoit, Cofondateur de TalenCo, à l’occasion de notre livre blanc sur les leviers de transformation des entreprises dans l’incertitude. Un grand merci à Thibaut pour son témoignage !